L’art à l’ère digitale (2/2) – Vers une mutation de la production artistique ?

Les nouvelles technologies transforment la manière dont on peut, aujourd’hui, expérimenter et conserver les œuvres d’art : nous l’avons vu dans le premier volet de cet article. Mais leur impact ne s’arrête pas là. Dans une certaine mesure, celles-ci portent également le pouvoir de transformer la production artistique même, en apportant aux artistes un nouvel outillage, de nouveaux supports ou même de nouvelles sources d’inspiration.

Dès le XIXème siècle les critères artistiques s’assouplissent, ouvrant la porte à de plus grandes prises de liberté de la part des artistes, que ce soit dans les sujets dépeints ou les techniques utilisées. Au XXème siècle et avec ses readymades, Marcel Duchamp signe une véritable rupture esthétique en faisant entrer dans la sphère artistique des objets du quotidien. Le pop art continue ensuite de casser les codes artistiques en injectant des éléments de la culture de masse dans cette sphère élitiste. Aujourd’hui, de nombreux artistes contemporains s’inspirent du monde les entourant pour créer. Et les nouvelles technologies en font largement partie. À la fois fascinantes technologiquement, et caractéristiques de nombreux changements sociétaux, celles-ci deviennent de nouveaux terrains d’expérimentation. Zoom sur une série d’exemples de projets, d’artistes et d’œuvres, illustrant les liens pouvant se tisser entre production artistique et technologie.

Des créations d’un nouveau genre – l’exemple des œuvres d’Ian Cheng

Avec la libération esthétique des beaux-arts, les thématiques traitées par les artistes se sont multipliées. Aujourd’hui, de nombreux artistes et institutions artistiques utilisent l’art pour parler de phénomènes sociétaux ou de sujets d’actualité. C’est le cas de l’artiste américain Ian Cheng, et c’est en utilisant des nouvelles technologies comme terrain de jeu qu’il traite de telles problématiques. Actuellement exposé au MoMA PS1 à New York, il s’inspire de l’univers du jeu vidéo et d’algorithmes de simulation, pour créer un monde virtuel s’alimentant par lui-même. Construite sur des algorithmes prédictifs traditionnellement utilisés dans la modélisation de scénarios complexes tels que les changements climatiques ou des résultats d’élections, cette œuvre utilise la technologie pour s’interroger sur l’existence et le fonctionnement de la conscience humaine.

En quelque sorte, l’artiste utilise ici la technologie comme moyen d’expression, et crée des œuvres d’un nouveau genre. Et ce n’est pas la première fois qu’il utilise un tel procédé : en 2013 déjà, dans une œuvre pour la Biennale d’Art Contemporain de Lyon, Cheng faisait entrer la technologie dans la création de ses œuvres afin de dépeindre à sa façon le monde qui nous entoure. Dans une série de films d’animations il utilisait un logiciel pour questionner le réel, en lui laissant la tâche de continuer une histoire qu’il avait initié. Cheng offre ainsi à la technologie une part immense dans son processus de création : l’action de la machine complète et étend la sienne. Un premier exemple du fait que les nouvelles technologies peuvent devenir un outil de création et de production, au service des artistes.

Un outillage nouveau grâce à la réalité virtuelle – Google Tilt Brush

L’exemple d’Ian Cheng illustre l’intérêt que peuvent avoir certains artistes dans les évolutions technologiques. Cet intérêt n’est pas passé inaperçu auprès des géants de la tech, qui ont dès lors entamé des réflexions sur comment outiller ces nouveaux « clients ». Sur ce périmètre, la réalité virtuelle est aux premiers rangs. Alors que le marché mondial continue d’exploser, avec une valeur de $781M en 2016, contre $650M en 2015 selon un rapport Tracxn, on voit de plus en plus de casques de réalité virtuelle s’immiscer dans les musées. Et aux abonnés présent, on retrouve sans surprise Google, avec son Tilt Brush. Ce pinceau virtuel permet à son utilisateur de peindre dans une toute nouvelle perspective : dans un espace 3D conçu en réalité virtuelle. Équipé d’un Oculus Rift, l’utilisateur se retrouve immergé dans un volume où tout mur et toute surface deviennent tableau. Une fois la création finalisée, l’œuvre peut être retrouvée et contemplée dans ce même espace virtuel.

Si un tel produit peut être perçu comme un jeu grand public, il est d’abord développé à destination des artistes. En témoigne le lancement d’un grand programme de résidence d’artistes, au sein duquel des experts techniques travaillent en collaboration avec des peintres, danseurs, ou encore designers pour faire de Tilt Brush une composante première de l’art de demain.

Une intelligence artificielle créatrice

Outre la réalité virtuelle, d’autres technologies en vogue s’immiscent dans le monde de l’art, comme l’intelligence artificielle (IA). En avril 2016, un projet de recherche réunissant Microsoft, ING, l’université de Delft et deux musées néerlandais a donné naissance à un « nouveau Rembrandt ». Nourri d’œuvres du maître, un mécanisme de deep learning a su apprendre de celles-ci. En identifiant des caractéristiques de construction, de style, ou encore les manières dont l’artiste s’est inspiré d’autres œuvres, cette IA génère de nouvelles compositions.

C’est dans cette même logique que le Computer Science Laboratory de Sony a récemment fait parler de lui en créant un « nouveau » morceau des Beatles, généré par un algorithme d’intelligence artificielle. Mais la machine ne fonctionne pas toute seule : le projet est réalisé en collaboration avec des artistes et interprètes. Plus que de laisser la création à la technologie, Flow Machines permet un regard nouveau sur la musique. Et ce dans l’objectif de devenir une source d’inspiration supplémentaire pour les artistes. C’est dans cette philosophie que le laboratoire a organisé, fin octobre, un concert à la Gaité Lyrique, durant lequel plusieurs groupes et musiciens ont été invités sur scène pour des créations et interprétations en duo avec la machine.

Pour terminer et revenir à l’art pictural, un autre programme de recherche, intitulé Recognition, a lui aussi fait parler de lui pour son utilisation de l’IA dans la sphère artistique. Vainqueur de l’IK Prize 2016,  le programme propose de redécouvrir des œuvres dans une perspective nouvelle, grâce à de l’intelligence artificielle. Analysant des peintures de la collection du Tate Britain avec des photographies d’actualité provenant de Reuteurs, il sait reconnaître des points de similitude, et met ainsi en regard des œuvres de natures totalement différentes, pour questionner les liens entre art et actualité.

L’art digital : de nouvelles problématiques ?

Si ces technologies apportent de nouveaux terrains d’expérimentation, elles posent également de nouvelles questions sur le statut de l’œuvre d’art. La réalité virtuelle questionne la posture du visiteur lors de l’exposition. Alors qu’une exposition physique a tendance à être – de fait – un moment collectif puisque partagé avec les autres personnes présentes dans la salle, l’expérience de la réalité virtuelle est solitaire, le visiteur étant plongé dans un monde virtuel via un casque. Elle peut même créer un sentiment d’exclusion, s’il n’y a pas assez de matériel et qu’il faut attendre pour accéder à l’œuvre.

L’intelligence artificielle, elle aussi, est source de questionnements. Mais cette fois, sur la notion de propriété. Si les machines deviennent capables de produire des œuvres d’art, à qui appartient-il de signer l’œuvre ? Est-ce seulement à l’artiste ayant pensé au concept ? Aux développeurs l’ayant concrétisé ? Aussi, où commence et s’arrête le processus de création : s’étend-il aux laboratoires de recherche ? Aux lieux d’exposition ?

Autant de questions à être explorées, à la fois par les artistes et les institutions culturelles, si ce n’est pas déjà le cas.

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