Fibre optique : vers la taxation des fournisseurs de contenu et la mise à mal de la net neutralité ?

Devant la difficulté de financer les infrastructures optiques – rappelons qu’une couverture exhaustive de la France coûterait environ 30 Mds€ – bon nombre d’opérateurs télécoms majeurs cherchent de nouvelles sources de revenus.

Les fournisseurs de contenu les plus prolifiques en termes de trafic se retrouvent de fait au centre du viseur (Google & Youtube, feu MegaVidéo…), car selon les FAI, les coûts de maintenance et de constructions des réseaux devraient également être supportés par ceux qui en bénéficient le plus.

Ainsi dans un article du WSJ daté d’avril dernier, Stéphane Richard, PDG de France Télécom exprimait sa volonté de voir naître un modèle de partage de revenus et de charges équitable entre FAI et géants de l’internet, gage unique du soutien aux recettes des FAI et de fait à leurs investissements. En conséquence, de plus en plus de contentieux se présentent devant la justice avec souvent au centre des débats la réduction des débits pour les internautes qui naviguent sur les sites incriminés. Mais ce sujet cache surtout la remise en question de la « neutralité du net ». Cette neutralité du net, principe fondateur de l’Internet qui exclut toute discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu transmis sur le réseau.

Le streaming et la vidéo au centre des débats

Parmi les premières échauffourées de taille, le duel à trois Orange vs MegaVideo & Cogent. Depuis environ 1 an, les débats sur la qualité de service dont bénéficiaient les abonnés Orange visitant MegaVidéo s’envenimaient entre le trio d’acteurs. Ainsi, Orange était accusé par MegaVidéo de réduire de façon sporadique les débits de ses clients sur le site de streaming. Orange réfuta et suggéra au leader du streaming de mettre à jour ses infrastructures et de changer de fournisseurs de transit (Cogent & TATA) ainsi que de rétablir à son précedent niveau leur balance d’échange de trafic commune (peering). Au final Cogent porta plainte devant l’Autorité de la Concurrence et Orange laissa entendre que si MégaVideo avait participé à l’effort de guerre, aucun problème de « congestion » ne serait observé.

Autre controverse fin 2011, Free se voyait pointer du doigt par Google qui lui reprochait de rendre inutilisable Youtube en dégradant de façon importante le débit de ses abonnés aux heures de pointe. À la différence d’Orange, Free ne s’est pas caché de cette atteinte flagrante à la neutralité du net estimant que les investissements de Google en réseau et connectivité étaient trop faibles et que leur balance de trafic était déséquilibrée.

Free a ainsi répondu à ses détracteurs via Twitter :


Ces litiges concernent principalement les pratiques centralisées de streaming et DDL (Direct Download, en mode client-serveur) pour lesquelles l’opérateur doit rapatrier le contenu jusqu’aux abonnés, les pratiques décentralisées telles que le P2P (mode client-client) étant moins consommatrices de capacité réseau coeur.

 

Vers la taxation des fournisseurs de contenu ?

Il est évident que la consommation en bande passante est un driver majeur de coûts pour les opérateurs, d’autant plus que cette dernière va augmenter drastiquement dans les années à venir via le développement de nouveaux usages (maisons connectées etc). Le déploiement de réseaux optiques paraît donc ici la seule solution technique pérenne dans le long terme. C’est ici que le bât blesse et que deux écoles s’affrontent. Les FAI d’un côté, estiment ne pas être les responsables (uniques) de la croissance de demande en bande passante et désirent la mise en place d’instruments financiers de partage des charges. Les fournisseurs de services de l’autre, pour qui cette taxation n’est pas économiquement rationnelle et entraînerait des externalités négatives sur tout le marché.

Première école : les FAI

En 2011, A.T Kearney fut chargé par France Télécom, Télécom Italia et Telefonica de rédiger un rapport sur la nécessité d’établir une nouvelle répartition de revenus et de charges entre FAI et OSP (Online Service Providers). Objectif à peine caché : démontrer que les FAI ne peuvent supporter seuls les coûts de réseau et que la non-taxation des OSP conduira à la chute des investissements dans les réseaux.

Parmi les arguments évoqués à la volée par le cabinet :

  • Les investisseurs Télécoms bénéficient déjà de ROI plus faibles que d’autres investisseurs situés ailleurs dans la chaîne de valeur du web 
  • Les OSP ne contribuent que peu aux coûts d’augmentation du trafic
  • Dans un marché biface, les deux faces doivent contribuer pour maintenir l’équilibre
  • Sans « charge au trafic » les OSP n’auront aucune incitation à la maîtrise de leur trafic
  • Les OSP ont les moyens de payer des taxes supplémentaires (dernières levées de fonds de Dailymotion citées en exemple)
  • Une augmentation des prix pour dégager des sources de revenus supplémentaires, est plus aisée pour les OSP que pour les FAI

 

A.T Kearney  expose ici deux principaux modèles tarifaires de taxation des OSP pour une répartition « juste » de la valeur entre OSP et FAI. L’un basé sur la quantité de bande passante consommée par les OSP, le second basé sur la différenciation potentielle des offres fournies aux OSP via une QoS de réseau particulière. Message relayé par Vivendi, Alcatel-Lucent et Deutsche Telekom, pour qui il est évident que la neutralité du net est incompatible avec les objectifs de l’Europe (50% des foyers européens devront avoir à 2020 un accès 100 Mbit/s) et que la différenciation du trafic paraît une voie obligatoire : « Un modèle basé uniquement sur le prix ne pourra en aucun cas renforcer la compétitivité. Nous voulons un marché juste, où tous ceux qui travaillent dans le secteur de l’Internet (ou autour) auront la certitude que celui-ci aura un développement pérenne. C’est ce que nous appelons un « Internet à la carte » a ainsi déclaré Jean-Bernard Lévy, qui préside le directoire de Vivendi.

 

Seconde école : les défenseurs de la neutralité du Net et les OSP

Cette possible taxation des fournisseurs de contenu fait son chemin parmi les acteurs, mais souvent sous des formes différentes et mal définies. Ainsi la commissaire européenne chargée du numérique Neelie Kroes estime que  » cette catharsis douloureuse ne débouchera pas sur un consensus […] et que tout doit être fait en respectant les règles de la concurrence, pour maintenir un internet robuste et pour préserver un accès à tous […] « 

Par ailleurs, Benoît Felten et James Enck, dans un rapport  » Net discrimination won’t buy you next-generation access  » évaluent la rationalité d’un modèle de partage de revenus entre OSP et FAI sur la base du marché télécom britannique et des revenus dégagés par Google. Dans ce modèle, les analystes assument l’hypothèse d’une commission de 10%* des revenus partageables (revenus globaux moins coûts d’acquisition de trafic) reversée par Google aux différents FAI.

Au final, les conclusions du papier sont sans appel. La taxation des fournisseurs de contenus comme Google ne permettrait le financement que de 3,5 à 7% des investissements en réseau nouvelle génération des FAI sur ce territoire. Nous sommes donc loin de la manne financière tant convoitée par ces derniers et les atteintes potentielles à la neutralité du net ne semblent pas porteuses d’une rationalité financière évidente.

Le débat reste ouvert

Le débat reste ouvert mais la fermeture récente de MegaUpload devrait apaiser les revendications des FAI. Une chose est certaine, les revenus engrangés par une majorité d’ OSP ne sont pas au niveau de ceux perçus par les FAI** et leur capacité de partage de revenus n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît. Bon nombre de startups innovantes à la Dailymotion connaissent un succès majeur sur la toile avant d’en recueillir les fruits ! Au-delà de la simple mise à mal de la neutralité du net, une taxation mal aiguillée des acteurs du web menacerait l’ensemble de la filière ainsi que la capacité d’innovation suscité par cet écosystème ultra compétitif.

 

 

*Au Japon, DoCoMo (filiale de l’opérateur historique NTT) reverse actuellement autour de 9% de part de revenus à NTT, pour compenser la fourniture de capacités (peering) internet mobile pour son service i-mode  (centre d’applications internet mobile comme des jeux, de la météo, visioconférence etc.).

**En exemple on peut citer le service de musique en streaming Spotify (nouvel entrant dynamique) qui a généré un bénéfice d’environ 100 M€ en 2010, quand dans le même temps le très populaire Dailymotion générait seulement 18 M€, Skype générait 860 M$ et finalement Facebook dégageait 1,2 Md$ (revenus marketing) sur les neufs premiers mois de 2010. Des chiffres à mettre en balance avec les quelques 200 Md$ de revenus créés mondialement sur le marché de l’accès internet fixe en 2010.

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